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Un prince de l'orgue : Pie Meyer-Siat (1913 - 1989)

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Je me souviens bien de Meyer-Siat. Et pour cause, je l'ai eu comme professeur d'allemand quand j'étais en terminale au lycée Kléber. J'avais 17 ans et c'était avant mai 68 ! A cette époque, j'ignorais son prénom plutôt inhabituel et je pense que cette ignorance devait être générale, sinon j'imagine les esprits forts riant sous cape dans les couloirs. Il passait comme prof pour un véritable monstre devant lequel on filait doux. Je dois dire qu'au début de cette année j'étais nul en allemand, à la fin c'était peut-être pire, avec lui je n'ai sans doute rien appris en allemand, et pourtant je garde de lui un souvenir très fort, et si je n'ai pas appris d'allemand j'ai appris avec lui énormément de choses que je n'ai jamais oubliées. Meyer-Siat était un homme d'une immense culture et d'une grande intelligence, trop à l'étroit dans ses habits d'enseignant. Il semait la terreur dans les petites classes et commencer ses études d'allemand avec lui pouvait être désastreux. Au premier jour, il faisait aligner les élèves au fond de la classe pour les placer, et lui ne disait pas "en rang d'oignon" comme le commun des mortels mais "en tuyaux d'orgue"... Ils avaient tellement peur de lui qu'ils comprenaient de travers ce qu'il voulait dire, et il avait beau répéter, faire répéter et noter, il n'entrait pas grand-chose dans des cerveaux terrorisés.
C'est dans ses moments de loisirs que la chrysalide laissait s'envoler le papillon, jusqu'aux tuyaux des orgues qui étaient pour lui plus qu'une passion, révélant un homme sensible à la personnalité attachante. Juste après le bac, je l'ai rencontré par un étrange concours de circonstances dans un village au fin fond de l'Alsace Bossue. Un orgue avait été construit une dizaine d'années auparavant pour remplacer une victime de la guerre ; il espérait trouver dans le nouvel orgue des réminiscences du précédent, dont il pensait qu'il avait pu garder quelque chose d'un instrument plus ancien. Il m'a proposé de l'accompagner. J'ai eu l'impression que cet orgue était bizarre, la tribune était vétuste et couverte de poussière. Il s'est assis au clavier ; quand il a actionné la soufflerie, l'orgue a joué tout seul, une touche était bloquée. J'ai vu son visage changer, la déception s'y lisait. Il maugréait en essayant les registres et brusquement il a tout refermé. Sans un mot, nous sommes revenus au presbytère où le curé lui a offert une part de charlotte qu'il a dévorée sans lever les yeux. Le curé lui a demandé comment il trouvait son orgue, il a simplement répondu "épouvantable" puis il a pris congé.
Il a eu du mal à s'adapter au vent de liberté qui a soufflé dans les années qui ont suivi mai 68. Sa rigueur qui passait pour de la rigidité était de plus en plus contestée. Ses élèves n'ont pas regretté sa retraite d'enseignant. Il s'est alors consacré corps et âme à sa passion. Le paradoxe d'un musicologue d'une rare compétence et d'une érudition monumentale, un des meilleurs spécialistes de l'orgue, connu dans le monde entier et boudé en France. En Alsace, on ne retenait de lui que le souvenir d'un prof acariâtre et tyrannique, ce qu'il n'était qu'en surface. C'était une profonde injustice pour cet homme cultivé et sensible d'un abord peut-être difficile. Je l'ai entendu dire "la seule vraie grandeur, c'est la grandeur d'âme, et elle n'est pas mesurable". Dans ce domaine, c'était un maître.